6

 

 

 

Quand le jour se leva, une côte sans relief, tache noire sur le ciel sépia, apparut aux regards. On hissa les voiles pour profiter du vent et le Vargaz entra dans le port de Vervodeï.

Le soleil jaillit, éclairant la cité endormie. Au nord, de hauts édifices aux façades plates dominaient les quais ; au sud s’entassaient magasins et entrepôts.

On jeta l’ancre et l’on cargua les voiles, qui descendirent en grinçant le long des mâts. Une chaloupe s’approcha. Les officiels montèrent à bord, s’entretinrent avec le capitaine, échangèrent des saluts avec Dordolio et repartirent. C’était la fin du voyage.

Reith fit ses adieux au capitaine et descendit à terre en compagnie de Traz et d’Anacho. Dordolio s’approcha d’eux sur le quai.

— Il ne me reste plus qu’à prendre congé de vous, dit-il d’un air dégagé. En effet, je pars immédiatement pour Settra.

Reith, qui se demandait ce que cachaient ces propos, répondit avec circonspection :

— C est bien à Settra que se trouve le Palais du Jade Bleu ?

— Mais oui, naturellement. (Dordolio tirailla sur sa moustache.) Vous n’avez aucun souci à vous faire à ce sujet. Comptez sur moi pour communiquer au Seigneur Jade Bleu toutes les informations nécessaires.

— Mais vous, ne savez pas grand-chose, reprit Reith. À peu près rien, en fait.

— Les renseignements que vous détenez ne lui seront n’importe comment pas d’une grande consolation, répliqua Dordolio sur un ton gourmé.

— Peut-être. N’empêche qu’ils intéresseront sans doute le Seigneur Jade Bleu.

Le Yao hocha la tête d’un air exaspéré.

— C’est aberrant ! Vous ignorez tout du cérémonial ! Vous imaginez-vous qu’il vous suffira de vous rendre tout bonnement auprès du Seigneur et de lui débiter votre histoire ? Quelle folie ! Et vos vêtements ! Ils sont tout à fait inappropriés. Et je ne parle même pas de ceux de votre marmoréen Homme-Dirdir et de votre petit nomade.

— Il nous faudra faire confiance à la courtoisie et à l’esprit de tolérance du Seigneur Jade Bleu, rétorqua Reith.

— Allons donc ! bougonna Dordolio. Ce n’est pas la honte qui vous étouffe ! (Néanmoins, le Yao restait là, contemplant la rue en plissant le front.) Si je comprends bien, vous avez décidé de vous rendre à Settra ?

— Oui, évidemment.

— En ce cas, laissez-moi vous donner un conseil. Prenez une chambre ce soir dans une auberge et, demain ou après-demain, allez voir un tailleur sérieux. Une fois vêtus comme il convient, vous pourrez venir à Settra. Il y a un établissement tout à fait confortable sur l’Ovale : l’Hostellerie des Voyageurs. Les choses étant ce qu’elles sont, peut-être pourriez-vous me rendre un service ? Figurez-vous que j’ai fait de mauvais placements. Aussi vous serais-je obligé de me prêter une centaine de sequins pour me permettre de gagner Settra.

— Avec plaisir, répondit Reith. Mais nous irons tous ensemble.

Dordolio eut un geste d’irritation.

— C’est que je suis pressé et vos préparatifs prendront du temps.

— Nullement ! Nous sommes prêts. Vous n’avez qu’à nous conduire.

Le Yao toisa son interlocuteur de la tête aux pieds d’un air profondément écœuré.

— Le moins que je puisse faire dans notre intérêt mutuel est de veiller à ce que vous soyez correctement arrangés. Suivez-moi.

Reith, Traz et Anacho sur ses talons, Dordolio traversa l’esplanade et se dirigea vers le centre de la ville.

— Pourquoi devons-nous accepter son arrogance ? s’exclama Traz, qui bouillait d’indignation.

— Les Yao sont d’humeur imprévisible, répondit Anacho. C’est comme ça. Il faut les prendre comme ils sont.

Au delà du quartier des quais, la cité prenait son véritable caractère. Les rues, larges et impersonnelles, longeaient des bâtiments aux façades planes construits en briques vernissées, coiffés de toits de tuiles brunes à la pente abrupte. La ville donnait une impression de délabrement distingué. Aucun rapport avec le bouillonnement d’activité qui régnait à Coad. Les passants, peu nombreux, étaient pleins de réserve et s’efforçaient de ne pas se faire remarquer. Certains arboraient des costumes compliqués – chemises de lin blanc, cravates tuyautées et crêpées. D’autres, appartenant visiblement à une classe inférieure, portaient des pantalons bouffants, verts ou jaunâtres, des vestes et des tuniques aux couleurs éteintes.

Dordolio, toujours suivi des trois autres, s’arrêta devant une boutique de confection où une nuée d’hommes et de femmes étaient occupés à coudre des vêtements. Faisant signe à ses trois compagnons de l’attendre, il entra et s’adressa d’un ton énergique au patron, un vieillard chauve. Après ce conciliabule, il ressortit et dit à Reith :

— Je lui ai expliqué ce qu’il vous faut. Il va vous équiper à peu de frais.

Trois jeunes gens pâles apparurent, poussant devant eux des présentoirs garnis d’effets. Le tailleur en sélectionna promptement quelques costumes qu’il étala devant Reith, Traz et Anacho.

— Je crois que ceci conviendra à ces messieurs. S’ils veulent se changer, les cabines d’essayage sont à leur disposition.

Reith examina la marchandise proposée d’un œil critique. Ces vêtements lui paraissaient un tantinet grossiers et leurs teintes étaient passées. Le vague sourire d’Anacho confirma le Terrien dans ses soupçons.

— Vos habits sont immettables, dit-il à Dordolio. Pourquoi n’essayez-vous pas ceux-ci ?

Les sourcils du Yao s’arquèrent et il recula d’un pas.

— Ce que j’ai sur le dos me satisfait entièrement.

Reith repoussa les hardes.

— Cela ne va pas du tout, dit-il au fripier. Montre-moi ton catalogue ou ce qui te sert d’échantillons.

— À votre guise.

Le Terrien, après avoir feuilleté une centaine de dessins en couleurs sous l’œil grave d’Anacho, désigna un modèle bleu foncé d’aspect sérieux.

— Celui-ci ne me paraît pas mal.

Dordolio émit un grognement impatient.

— C’est la tenue d’un riche cultivateur pour assister aux obsèques d’un ami intime.

Reith montra un autre dessin.

— Et celui-là ?

— Ce serait encore pire ! C’est la mise sans cérémonie d’un philosophe d’âge mûr qui passe quelques jours dans sa résidence secondaire.

— Ah bon… (Reith se tourna vers le tailleur.) Montre-moi le costume qui conviendrait à un philosophe un peu plus jeune, ayant un goût irréprochable, et qui voudrait faire une visite en ville en toute simplicité.

Dordolio renifla. Il voulut dire quelque chose mais préféra s’en abstenir et s’éloigna. Le tailleur donna des ordres à ses adjoints. Reith examina Anacho en fronçant les sourcils.

— Pour ce monsieur, ce sera la tenue de voyage de dignitaire de haute caste. (Il se tourna vers Traz.) Et pour ce monsieur, celle d’un jeune homme sans prétentions.

On apporta d’autres habits qui n’avaient guère de ressemblance avec ceux que Dordolio avait commandés. Reith, Traz et Anacho se changèrent. Le tailleur fit quelques petites retouches tandis que le Yao attendait en tirant sur sa moustache. Au bout du compte, Dordolio ne put s’empêcher de lâcher :

— Ce sont des habits élégants, certes. Mais sont-ils appropriés ? Vous surprendrez les gens lorsque votre comportement démentira votre apparence.

— Voudriez-vous que nous nous rendions à Settra vêtus comme des péquenots ? rétorqua dédaigneusement Anacho. Les frusques que vous nous aviez choisies n’avaient rien de particulièrement flatteur.

— Quelle importance ? claironna Dordolio. Un Homme-Dirdir fugitif, un petit nomade et un mystérieux étranger échappant à toute classification ! Quelle absurdité pour trois quidams pareils que de se déguiser en gentilshommes !

Reith s’esclaffa, Anacho fit voleter ses doigts et Traz décocha à Dordolio un regard empreint d’un incommensurable dégoût. Le Terrien paya.

— Maintenant, à l’aéroport, murmura Dordolio. Puisque vous exigez ce qu’il y a de mieux, autant louer un aérocar.

— Pas si vite ! répliqua Reith. Selon votre habitude, vous faites une erreur de calcul. Il doit y avoir d’autres moyens, moins ostentatoires, d’aller à Settra.

— Naturellement, laissa tomber Dordolio avec morgue. Mais quand on s’habille en grand seigneur, il faut se conduire comme un grand seigneur.

— Nous sommes de grands seigneurs modestes. (Reith se tourna vers le marchand :) Comment fait-on, en général, pour aller à Settra ?

— En ce qui me concerne, je suis un homme de peu et je n’ai guère de « place »[1]. J’utilise les transports publics.

Reith se tourna vers Dordolio.

— Si vous envisagez de louer un aérocar privé, c’est ici que nos routes divergent.

— Ce serait avec plaisir que je partirais seul. Si vous pouviez m’avancer toutefois cinq cents sequins…

Reith secoua la tête.

— Il n’en est pas question.

— Eh bien, dans ce cas, il faudra bien que j’use des transports publics moi aussi.

Ils se mirent en marche. Dordolio se dérida et se fit plus cordial.

— Vous vous apercevrez que les Yao font le plus grand cas de la cohérence et de l’harmonie des attributs. Vous êtes dans l’appareil de personnes de qualité et, sans aucun doute, vous vous comporterez en conséquence. Les choses s’ajusteront d’elles-mêmes.

Ils arrivèrent au dépôt et Dordolio prit des places de première classe. Bientôt, une voiture apparut et s’immobilisa le long du quai. Munie de deux grandes roues, elle glissait dans une rainure de ciment faisant cornière. Tous les quatre s’installèrent dans un compartiment garni de banquettes recouvertes de peluche rouge. Il y eut un cahot, un grincement et le véhicule démarra en direction du pays de Cath.

Reith était intrigué par cette mécanique. Les moteurs étaient petits, puissants et leur conception semblait bien étudiée. Mais pourquoi le véhicule lui-même était-il si rudimentaire ? Quand il atteignait sa vitesse de pointe – environ cent kilomètres à l’heure – il glissait sur des coussins d’air et il n’y avait pas la moindre secousse. Mais au moment du freinage, la voiture tressautait et vibrait de façon atroce. Si les Yao étaient de bons théoriciens, c’étaient de médiocres ingénieurs, conclut le Terrien.

Le véhicule traversa une campagne qui avait jadis été cultivée ; c’était la première fois que Reith voyait un paysage aussi civilisé depuis son arrivée sur Tschaï. Les brumes qui flottaient dans l’air conféraient à la lumière une teinte vieil or et les ombres étaient d’un noir intense. La voiture passa à travers une succession de forêts, longea des vergers plantés d’arbres noueux aux feuilles sombres, des parcs et des domaines, des murs de pierre tombant en ruine, des villages dont la moitié des maisons seulement paraissaient habitées. Après avoir escaladé un plateau marécageux, elle piqua vers l’est et s’enfonça au milieu de fondrières et de collines de calcaire désagrégé. Il n’y avait pas trace d’êtres humains, encore que, à plusieurs reprises, Reith crut distinguer au loin des châteaux délabrés.

— C’est un pays de fantômes, dit Dordolio. La lande d’Audan. En avez-vous déjà entendu parler ?

— Jamais, répondit le Terrien.

— C’est une région désolée comme vous pouvez vous en rendre compte, un repaire de hors-la-loi. Parfois, on y rencontre même des Phung. Et on entend hurler les molosses de la nuit dans les ténèbres.

À la lande d’Audan succéda une contrée pleine de charme. Ce n’étaient que lacs et cours d’eau que surplombaient d’immenses arbres noirs, bruns et rouille, ponctués de petites îles sur lesquelles se dressaient de hautes maisons couronnées de pignons surhaussés et ornés de balcons minutieusement travaillés. Dordolio désigna quelque chose à l’est.

— Voyez-vous cette résidence là-bas, en lisière de la forêt ? C’est le palais d’Or et Cornaline, la maison de ma lignée. Derrière – mais vous ne pouvez pas l’apercevoir – se trouve Halmeur, un faubourg de Settra.

Le véhicule plongea dans une forêt et émergea bientôt dans une campagne où étaient disséminées des fermes. Au loin se dessinaient les dômes et les tours de Settra. Enfin, la voiture s’arrêta à quai. Les passagers descendirent et gagnèrent une terrasse.

— Maintenant, il me faut vous quitter, dit Dordolio. L’Hostellerie des Voyageurs, que je vous recommande, se trouve sur l’Ovale. Je vous y enverrai un messager porteur de la somme que je vous dois. (Il s’interrompit, s’éclaircit la gorge.) Si le caprice de la destinée nous remet en présence dans un autre lieu – vous avez fait preuve, par exemple, Adam Reith, de manque de réalisme en ambitionnant de vous lier avec le Seigneur Jade Bleu – il sera peut-être de notre intérêt commun de feindre de ne pas nous connaître.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi, répondit poliment Reith.

Le Yao lui décocha un coup d’œil aigu et fit une révérence protocolaire.

— Je vous souhaite bonne chance.

Sur ce, il s’éloigna en marchant de plus en plus vite.

Reith se tourna vers Traz et Anacho.

— Vous deux, allez à l’Hostellerie et retenez des chambres. Moi, je me rends au Palais du Jade Bleu. Avec un peu de veine, j’y arriverai avant Dordolio, qui me paraît vraiment très pressé.

Le Terrien se dirigea vers les tricycles à moteur alignés le long de la terrasse et s’installa à bord du premier.

— Le Palais du Jade Bleu, lança-t-il au conducteur. Et à toute vitesse !

L’engin s’élança vers le sud, se faufilant entre les bâtiments de briques vernissées garnis de vitres fumées, traversa un grand marché couvert, franchit un vieux pont de pierre et, passant sous un portail, pénétra sur une vaste esplanade circulaire ceinturée d’éventaires, déserts pour la plupart et vides de marchandises. Au centre, il y avait un plan incliné conduisant à une plate-forme également circulaire derrière laquelle s’étageaient des bancs. Le devant était occupé par un échafaudage rectangulaire dont Reith trouva les dimensions aussi suggestives que morbides.

— Quel est cet endroit ? demanda-t-il au conducteur.

Celui-ci le regarda d’un air quelque peu étonné.

— C’est le Cercle, le lieu de la Communion Pathétique, vous le voyez bien. Peut-être n’êtes-vous pas de Settra ?

— En effet, je suis étranger.

Le conducteur consulta un programme imprimé sur un carton jaune.

— La prochaine réunion aura lieu obledi. Dix-neuf à la marque ! Voilà ce qu’il lui a fallu pour émerger de son horrible désespoir. Dix-neuf ! C’est le meilleur score depuis le record détenu par le Seigneur Agate et Cristal, qui était de vingt-deux.

— Veux-tu dire qu’il a tué dix-neuf personnes ?

— Naturellement ! Il y avait quatre enfants mais c’est quand même un exploit au jour d’aujourd’hui où les gens se méfient de l’awaïle. Tout Settra assistera à l’expiation. Si vous êtes encore en ville, le moins que vous puissiez faire sera de venir, dans l’intérêt même de votre âme.

— Je serai sans doute toujours à Settra. Sommes-nous encore loin du Palais du Jade Bleu ?

— Juste Dalmare à traverser. Ensuite, c’est comme si on y était.

— Je suis pressé. Roule le plus vite possible.

— Je ne demande pas mieux, mais si j’ai un accident ou si je blesse quelqu’un, je serai extraordinairement humilié au plus profond de mon âme malheureuse et je ne tiens pas à courir le risque d’être victime d’un tel accablement.

— C’est compréhensible.

Le cyclomoteur enfila un large boulevard en faisant des zigzags pour éviter les nids-de-poule. L’artère était bordée d’arbres énormes aux troncs noirs et au feuillage bistre ou d’un vert violacé derrière lesquels s’alignaient des demeures à l’architecture extravagante. Le conducteur désigna quelque chose de la main.

— Voilà le Palais du Jade Bleu. En haut de cette colline. Quelle entrée préférez-vous ?

Il dévisagea Reith d’un air railleur.

— L’entrée principale. Cela me paraît évident.

— À votre guise. Votre Seigneurie. Cela dit, les visiteurs qui entrent par la grande porte arrivent rarement à bord d’un pousse.

Bientôt, le tricycle fit halte devant une porte cochère. Reith paya la course et descendit. Deux laquais disposèrent un tapis de soie sous ses pieds. Reith franchit d’un pas vif une voûte ogivale donnant sur une pièce aux murs garnis de miroirs. Une multitude de prismes de cristal tintinnabulaient au bout des chaînettes d’argent auxquelles ils étaient suspendus. Un majordome revêtu d’une livrée de velours feuille morte s’inclina profondément devant lui.

— Votre Seigneurie est chez elle. Le Seigneur Cizante attend avec impatience d’avoir le privilège de lui souhaiter la bienvenue, mais peut-être désire-t-elle d’abord prendre quelque repos ou déguster un cordial ?

— Je le verrai tout de suite. Mon nom est Adam Reith.

— Seigneur de quel domaine ?

— Dis au Seigneur Cizante que je lui apporte d’importantes nouvelles.

Le majordome décocha à Reith un regard hésitant et une bonne douzaine d’expressions subtiles passèrent sur ses traits. Le Terrien comprit qu’il avait déjà commis quelques impairs. « Tant pis ! songea-t-il. Le Seigneur Jade Bleu devra se faire une raison. »

— Si vous voulez avoir la bonté de me suivre… fit le majordome avec un tantinet moins d’obséquiosité.

Il conduisit Reith dans une petite cour intérieure où murmurait une cascade d’un vert liquide et lumineux. Deux minutes s’écoulèrent. Un jeune homme élégamment vêtu, apparut. Il était d’une pâleur de cire, à croire qu’il n’avait jamais vu la lumière du soleil. Ses yeux étaient sombres et son regard mélancolique. Un chapeau de velours vert pâle à quatre pointes dissimulait en partie une chevelure d’un noir de jais. Il était remarquablement bien tourné et il émanait de lui un étonnant mélange de langueur et d’efficacité. Après avoir étudié Reith d’un œil critique avec un vif intérêt, il demanda d’une voix sèche :

— Vous prétendez être porteur d’importantes nouvelles destinées au Seigneur Jade Bleu ?

— En effet. Seriez-vous le Seigneur Jade Bleu ?

— Je suis son aide de camp et vous pouvez me communiquer ces nouvelles en toute confiance.

— Les informations que j’ai à lui transmettre concernent le sort de sa fille et je préférerais parler au Seigneur Jade Bleu en personne.

L’aide de camp agita la main dans un geste singulier – comme s’il donnait un coup de hache – et s’éclipsa. Il ne tarda pas à réapparaître.

— Quel est votre nom, monsieur ?

— Adam Reith.

— Si vous voulez bien m’accompagner…

Il fit entrer le Terrien dans une salle aux lambris d’ivoire rouge qu’éclairaient une dizaine de prismes lumineux. Tout au fond, le sourcil froncé, se tenait un homme d’aspect frêle vêtu d’un extravagant costume de soie noire et pourpre fait de huit pièces. Il avait la tête ronde et une frange de cheveux noirs ombrait son front. Ses yeux étaient très écartés et il avait tendance à regarder par en dessous. « Le visage d’un homme secret et méfiant », se dit Reith.

Le personnage toisa le visiteur en serrant les lèvres.

— Seigneur Cizante, fit l’aide de camp, voici le gentilhomme nommé Adam Reith, qui vous était inconnu jusqu’ici et qui, passant par hasard dans la région, a été enchanté d’apprendre que vous étiez dans votre résidence.

Un silence lourd d’attente succéda à ces paroles et Reith comprit que le protocole exigeait qu’il réponde.

— Je suis naturellement ravi que le Seigneur Cizante soit chez lui. J’arrive de Kotan il y a à peine une heure.

Les lèvres de Cizante se serrèrent davantage et Reith comprit qu’il avait encore commis une maladresse.

— Vraiment ? laissa tomber Cizante sur un ton tranchant. Vous avez des nouvelles de Dame Shar Zarin ?

C’était le nom de cour de la Fleur de Cath. Reith répondit d’une voix aussi glacée que celle du maître de céans :

— Oui. Je suis en mesure de vous relater en détail ses aventures et les tristes circonstances de son trépas.

Le Seigneur Jade Bleu leva les yeux au plafond et reprit sans regarder le Terrien :

— Évidemment, vous revendiquez la récompense ?

À ce moment, le majordome entra ; il dit quelque chose à l’oreille de l’aide de camp qui, se tournant vers le Seigneur Cizante, lui parla à voix basse.

— Curieux !, s’exclama Cizante. L’un des rejetons de la famille Or et Cornaline, un certain Dordolio, réclame pareillement la récompense.

— Faites-lui dire de s’en aller, répliqua Reith. Ce qu’il sait de cette affaire est superficiel, comme vous allez vous en rendre compte.

— Ma fille est morte ?

— Je suis au regret d’avoir à vous annoncer qu’elle s’est noyée consécutivement à un malaise d’origine psychique.

Les sourcils du Seigneur Cizante s’arquèrent encore davantage.

— Se serait-elle livrée à l’awaïle ?

— Je le suppose.

— Quand et où la chose s’est-elle produite ?

— À bord de la felouque Vargaz, au milieu de l’océan Draschade, il y a trois semaines.

Le Seigneur Cizante se laissa choir dans un fauteuil. Reith attendit qu’on l’invitât à faire de même, mais comme rien ne venait, il prit la liberté de s’asseoir sans en être prié.

— Elle avait sûrement essuyé une profonde humiliation, enchaîna Cizante d’une voix toujours aussi froide.

— Je ne saurais vous le dire. Je l’ai aidée à échapper aux Prêtresses du Mystère Féminin et l’ai prise ensuite sous ma protection. Impatiente de retourner à Cath, elle m’a supplié de l’accompagner, m’assurant de votre amitié et de votre gratitude. Mais, à peine avions-nous commencé le voyage, qu’elle a sombré dans la mélancolie et, ainsi que je vous le disais, elle s’est jetée dans les flots au milieu de l’océan.

Tandis que Reith parlait, l’expression de Cizante avait trahi des émotions diverses.

— Donc, maintenant que ma fille est morte à la suite de circonstances que je n’ose imaginer, vous vous précipitez pour exiger la récompense, jeta-t-il avec raideur.

— À l’époque, j’ignorais tout de cette « récompense » – et je continue à tout ignorer d’elle. Plusieurs raisons m’ont poussé à me rendre à Cath, dont la moins importante était de faire votre connaissance. Mais, constatant votre mépris envers ce que je considère comme étant les règles de la courtoisie, il ne me reste plus qu’à prendre congé.

Reith salua Cizante d’une brève inclinaison de la tête et se dirigea vers la porte. Avant de l’atteindre, il se retourna :

— Si vous souhaitez des détails complémentaires en ce qui concerne votre fille, adressez-vous à Dordolio, que nous avons trouvé à bout de ressources à Coad.

Sur ces mots, Reith sortit. La voix nasillarde du Seigneur Jade Bleu parvint à ses oreilles :

— En voilà un malappris !

Une fois dans le vestibule, il attendit le majordome qui lui dédia un imperceptible sourire et lui indiqua un sombre corridor peint en rouge et bleu.

— Par ici.

Mais, ignorant l’invite, le Terrien traversa le vestibule d’honneur et sortit par où il était entré.

Le Wankh
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